Gilles Boileau
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Dragon à peine entrevu

 

Pour Hegel, l'art, manifestation sensible de l'idée, doit être dépassé du fait de sa nature sensible, par la philosophie, seule capable de révéler l'essence de l'idée. Toutefois, l'art constitue un premier moment du dépassement du sensible. Comme il le dit lui-même: »L'art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d'une réalité plus haute crée par l'esprit lui-même. Ainsi, bien loin d'être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l'art renferment une réalité plus haute et une exigence plus vraie que l'exigence courante.« La perspective adoptée par Hegel constitue une manière de renversement de Platon pour qui l'art est un mensonge en tant qu'il n'est que la semblance d'une chose et non cette chose même, laquelle n'est de toute façon que la reproduction d'un prototype ›céleste‹, lequel est alors seul dépositaire de la perfection et de la stabilité intemporelle. Ce dualisme fait de l'œuvre d'art une reproduction d'une reproduction et explique pourquoi son statut ontologique est inférieur. Cependant, là ou Platon intime à l'intelligence l'ordre de se tourner vers le supra-sensible immédiatement, Hegel réhabilité en quelque sorte l'œuvre d'art en en faisant le moment où l'esprit commence à dégager du transitoire des choses ce qui répond à ses propres exigences en tant qu'esprit: »L'œuvre d'art, dans laquelle la pensée s'aliène d'elle-même, fait partie du domaine de la pensée conceptuelle, et l'esprit, en la soumettant à l'examen scientifique, ne fait que satisfaire le besoin de sa nature la plus intime«. La visée de l'art est donc le premier pas fait dans la direction du dégagement de la pensée et dans la pensée de ce qu'il considère – le monde- comme l'absolu échec de l'esprit ou encore la prison dont il devra se dégager pour retrouver l'état de pureté qui qualifie son éminente dignité: »L'œuvre artistique tient ainsi le milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure. Ce n'est pas encore de la pensée pure, mais en dépit de son caractère sensible, ce n'est plus une réalité purement matérielle, comme le sont les pierres, les plantes, la vie organique«. Cette réhabilitation paradoxale de l'art se fait au prix d'un mépris complet du sensible mais au-delà on peut se demander si elle ne manifeste pas en fait une certaine horreur devant l'irréductibilité du monde.

La civilisation occidentale a vu l'émergence de la notion de personne, terme désignant d'abord en latin les masques du théâtre et recyclé par Saint Augustin dans son exposé de la Trinité. Quoique fort influencé par le néo-platonisme, l'évêque d'Hippone ne pouvait cependant déconsidérer le monde car la création du monde n'était en rien, dans la conception biblique, une chute de l'Absolu dans l'obscurité de la matière mais au contraire la résultante d'un Acte souverain et souverainement libre. Nulle nécessité dans cela, nulle contrainte et nulle indignité. Comme il est dit dans la Genèse »Il vit que cela était bon«. Saint Bernard de Clairvaux, au XIIème siècle, fit de l'acte créateur la manifestation d'une générosité surabondante, ce qui permettait de comprendre (au moins analogiquement) pourquoi Celui qui n'a besoin de rien a voulu que quelque chose obtienne de se tenir »devant Sa face«. En tant qu'il est créé, l'homme ne tient pas son être de lui-même; en tant qu'il pense, il aspire à toutes les dignités de la pensée, donc de Dieu. Mais alors, que faire de la création qui m'est un scandale en tant qu'elle ne me doit rien, moi qui aspire à la divinité, c'est-à-dire à l'autonomie absolue? Cette aspiration n'est pas propre à l'homme occidental, on la trouve également dans la Chine ancienne. Ainsi Mengzi, au chapitre »wanzhang« (Shisanjing zhushu ed.), narre une aventure arrivée à son maître Zisi, un des disciples de Confucius, petit-fils du maître. Celui-ci refusa brutalement les dons de viande offerts par le duc de Lu et en conclut que le prince voulait l'assujettir comme on domestique un animal. Cette réaction s'explique par la tendance de l'intelligence humaine à s'offusquer de toute forme de dépendance, ce qui poussé à la limite devient l'horreur devant les choses et plus particulièrement devant toute manifestation du vivant, de l'organique.

Sartre a manifesté clairement cette horreur dans son roman La nausée (Paris: Gallimard 1938) un des personnages du roman, Roquentin, s'éloigne de la foule et va dans une rue adjacente où le vent de l'hiver souffle et où: (p. 41) »il n'y a que des pierres et de la terre. Les pierres, c'est dur et ça ne bouge pas…». Comment saurait-il supporter ce qui tient son mouvement d'autre chose que lui? La conscience qu'il prend de l'extériorité manifeste d'autrui (l'enfer, n'est-ce pas les autres?) se réfugie dans la matière inanimée mais (nous sommes dans une ville) c'est une matière résidu des activités humaines, abandonnées à elle-même après avoir été saisie par l'homme. La ville inorganique semble être souillée par la vie et c'est bien l'organique lui-même qui est l'objet du dégoût: (p. 41) »Les choses vivantes, les chiens, les hommes, toutes les masses molles qui se meuvent spontanément, j'en avais assez vu pour le moment«. Ce n'est pas seulement la vie »extérieure«, celle des sujets vivants qu'il rejette, mais aussi la vie de son propre corps: (p. 43) »Je suis heureux; ce froid est pur, si pure cette nuit, ne suis-je pas moi-même une vague d'air glacé? N'avoir ni sang, ni lymphe, ni chair.«  Rejetant ce qui lui est donné (car le monde est un don) il voudrait pouvoir se dissoudre dans matière curieusement réduite à une idéalité géométrique: (p. 43) »Le boulevard Noir est inhumain. Comme un minéral. Comme un triangle.« Voici donc le rêve de Descartes, cauchemar des idées claires et réduction de la vie de l'esprit à ses propres créations figées. Il ne s'agit pas ici en effet de l'inorganique »brut«, naturel, mais des produits de l'ingéniosité humaine, c'est-à-dire ceux en quoi est projetée la visée de dépassement de l'humain dans la géométrie des formes pures.

Confronté à sa propre existence au milieu d'autres existences, le héros de Sartre découvre son hétérogénéité absolue et s'en offense: (180)  »L'existence était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite; c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence.« Le monde ne se contente pas d'être, il se communique, ne provoquant chez le héros qu'un haut-le-cœur: (190) »Quelle saleté, quelle saleté! et je me secouais pour me débarrasser de cette saleté poisseuse mais elle tenait bon et il y en avait tant…« »Elle était là, molle, poissant tout, tout épaisse, une confiture – je haïssais cette énorme marmelade. Il y en avait, il y en avait! ça montait jusqu'au ciel, ça s'en allait partout, ça remplissait tout de son affalement gélatineux et j'en voyais des profondeurs et des profondeurs.« L'esprit humain s'estime aliéné au sein d'un univers qui pousse l'impudence jusqu'à déborder des limites où il aurait voulu l'inscrire. Cette âme possédée recourt alors à l'écriture pour en souligner l'indignité purulente mais cet exorcisme le chasse en fait de lui-même, car c'est seulement lorsque le monde m'est donné qu'il cesse de m'appartenir; autrement il m'encombre et me dépossède. La donation / création du monde est du même coup ce qui en fait non pas ma chose mais ce en quoi mon humanité peut se déployer.

Le thème de l'horreur du monde et de la vie a été évoqué par C. S. Lewis, This hideous strenght (l'édition N.Y.: Scribner, 2003), roman publié en 1945, décrivant la lutte menée par des humains contre les puissances des ténèbres, purs esprits inspirant à leurs dévots la même horreur que Sartre manifestait devant la vie. Pour un des personnages (170): »The impure and the organic were interchangeable.« Ce: »…world of perfect purity« (171) permettait alors de mêler  »The clear mind and the clear mineral« et tout l'organique du monde, jusqu'aux arbres et aux oiseaux devait être remplacé par le produit de l'industrie humaine, dépourvu des qualités organiques dont s'offusquait le Roquentin de Sartre. A cette haine de la vie, on trouve toujours la même racine, l'incapacité d'admettre ce qui n'est pas soi. Ainsi, C. S. Lewis faire dire à un de ses »anti-héros« (350): »What has been in his far-off youth a merely aesthetic repugnance to realities that were crude or vulgar, had deepened and darkened, year after year, into a fixed refusal of everything that was in any degree other than himself.« Autre que lui, ou autre que ce qu'il avait lui-même enfanté. D'une certaine manière, le refus de l'altérité manifeste du monde ou d'autrui mène d'un côté au vomissement du monde en tant qu'il n'est pas moi ou à la volonté de dissolution de soi au sein des idéalités chimériques de l'intangible froid, abstrait et mortifère de la géométrie.

Le coup de force cartésien peut être interprété comme une tentative violente pour effacer le scandale de cette altérité conçue comme un assujettissement, en capturant au profit exclusif de l'homme conçu comme »substance pensante« (et rien que cela) la dignité de sujet. La destinée des mots à travers la traduction est parfois curieuse puisque le terme même de sujet (subiectum) traduit ce qu'Aristote appelait l'hypokeimenon (cf. G. Romeyer-Dherbay, Les choses mêmes, Paris: L'âge d'homme, 1983, 185), le sous-jacent ou le subsistant. L'intervention de la notion de subjectivité, premier critère de certitude, subjectivité inséparable du concept d'objet -lequel est lié intimement au sujet connaissant- a eu pour conséquence l'oblitération de la chose (au sens grec) dans les limbes du fameux noumène cher à Kant. Depuis cet effacement, cet arrachement de l'objet à la chose (cf. J. Maritain, Les degrés du savoir, Paris 1946, 177) ou plutôt de la chose à l'objet, l'esprit humain a pu penser que la partie était gagnée, que désormais rien ne s'opposerait à la domination du seul »vrai« sujet et plus précisément à l'affirmation de lui-même comme seule réalité sans aucune référence extérieure (désormais inutile, voire incompréhensible). Tout ceci est remarquablement expliqué par Q. Meillassoux (Après la finitude, Paris: Seuil, 2006, 18-23).

L'histoire ne s'arrête pas là: l'arrachement brutal de l'homme réduit à la pensée a conduit à un double mouvement, soit de glorification du seul ego, soit de dissolution du même ego dans le produit de ses décompositions. Loin d'avoir conquis l'indépendance à laquelle il aspirait, et quoique toujours plus efficace dans ses entreprises de domination du monde, l'esprit occidental s'est sans cesse plus exaspéré dans la volonté de saisie de soi comme autonomie radicale (et l'apparition du journal intime à la fin du XVIIIème siècle ou encore des célèbres Confessions de Rousseau a été un symptôme de cette volonté toujours déçue) ou au contraire a voulu, pour être libéré de cette horrible responsabilité d'être soi seul existant, se perdre dans la calme absence de la matière (on peut penser alors au scientisme effréné des structuralismes ou au roman emblématique de Camus, l'Etranger).

La noétique cartésienne n'est pas la seule possible et a fini par provoquer des réactions en Occident même: l'opacité d'un monde réduit aux représentations, à la pure étendue géométrique et enfin à la machine répond au soliloque inquiet de l'ego promenant son angoisse dans un univers mutique. W. Benjamin, dans un texte intitulé »Du langage en tant que tel et du langage de l'homme«, daté de 1916, a postulé l'existence d'une voix pour les choses, d'un langage, certes imparfait, mais par lequel elles pouvaient se faire entendre ou se manifester. Dans le même article (p. 66), Benjamin mentionne les différences graduelles des êtres linguistiques et mentaux (ici, toute chose), dans une hiérarchie d'êtres familiers »aux scolastiques«, ce qui montre, de sa part une certaine connaissance de la philosophie médiévale et de ses utilisations de l'analogie comme instrument du savoir. Benjamin parle en fait de »l'entité mentale des choses« ou, (en ce qui concerne l'homme) de leur être mental. Cet être mental ne serait-il pas proche de l' »esse spirituale« des scolastiques (cf. Les degrés du savoir,  222f.)? La scolastique thomiste envisageait pour les choses une manière d'exister, non pas pour elles-mêmes mais »pour autre chose« (222). Il s'agit de ce qu'on appelle aussi l' »esse intentionale«  qui communique la chose elle-même au connaissant, ou à celui qui peut connaître. Cette conception suppose que l'opacité du monde n'est pas absolue, que la cassure entre l'homme et le monde n'est pas définitive. Les médiévaux par exemple pensaient que les choses pouvaient atteindre un degré supérieur de perfection en tant qu'elles pouvaient être connues par l'homme, connues certes pas comme Dieu connaît mais en tant qu'elles mêmes et non réduites à une simple image ou à un duplicata inerte: une représentation (215). Cependant, cette dignité d'être connues ne les réduisait en rien dans leur être propre. Tout au plus pourrait-on dire que les choses se proposent aussi à toute autre chose de l'univers.

L'homme a certes toujours été un homo faber mais la domination qui lui a été accordée sur le monde s'est transformée en volonté tyrannique de possession et d'abus. Nous sommes désormais entourés de nos propres objets reproduits en multitude et nous sommes devenus sourds aux murmures des choses, à leur langage au point même de nous considérer nous-mêmes comme autant de productions susceptibles d'êtres pliées à tous les caprices de notre volonté démente. Là où l'univers était une immense multitude de sujets, c'est-à-dire de subiectum, c'est-à-dire d' hypokeimenon (213), nous errons désormais dans un immense entrepôt où les choses ne sont plus que des produits prêts à être empoignés. Nous n'avons même plus la pensée du dénaturé car un objet est d'abord ce à quoi on impose une forme ou un usage, et rien d'autre et la nature elle-même n'est plus qu'une source de matière première, corvéable à merci. Si l'art est seulement ce par quoi l'esprit se dégage du monde, il a déjà échoué. Ce qui lui est donné n'est alors qu'un »de surcroît« dépourvu de signification mais l'esprit humain qui considère ce donum comme une humiliation dépérit dans les chimères de sa propre suffisance et se condamne à un exercice sans fin d'arbitraire. En effet, si je dois imposer une signification au monde alors que je n'en ai moi-même pas plus que lui, toute décision en la matière devient résidu que je me dois de dépasser sans relâche, faute sinon d'avoir à endurer le poids de ce qui déjà m'a échappé, à savoir la décision que j'ai prise et qui s'éloigne de moi.

On discerne chez Hegel autant une horreur de la nature qu'une détestation de l'organique, c'est-à-dire du corps. Il rejoint en cela Laozi qui disait en son temps que toute sa peine provenait du fait de son corps, conçu comme le lieu du besoin et de la limite (cf. Zhuzi jicheng ed., 11. 10.). Mais le corps est-il une limite? Il ne l'est que si je me pense à part lui, dans une volonté de rupture au fond aussi perverse que celle qui m'affronte violemment à ce qui a l'audace de ne rien me devoir, qui m'entoure et qui me presse jusqu'au dégoût, l'univers. La singularité consciente que je suis n'est certes pas (selon le mot de Bataille dans sa théorie de la religion – cf. Théorie de la religion, Paris: Gallimard, 1973, 32) semblable au vécu de l'animal qui est dans la nature »comme l'eau dans l'eau« mais elle n'est pas non plus isolée si elle est isolable. Si je ne suis pas plus un corps que je n'en ai un, si je suis une âme vivante (en hébreu »nephesch«) et une totalité animée aussi bien biologique que psychologique, je suis reçu autant que je reçois. Il m'est certes loisible d'attribuer à toute chose l'existence selon ce que j'en veux mais au prix d'un appauvrissement puisque je ne peux m'enrichir que de ce qui n'est pas moi. Le sensible est ce par quoi le monde s'offre comme un présent que je puis mettre en valeur à la façon d'un jardinier car je participe à la fois de ce qui m'est offert et de l'ordre dont il témoigne. Si je puis examiner l'objet de ma pensée pour le recombiner sous forme d'art, de notion, sachant qu'»on ne pense du pensé qu'après avoir pensé du pensable« (Les degrés du savoir, 209), cela ne peut être qu'en tant que cet objet se rapporte à quelque sujet dont l'être ne dépend pas de mon examen et qui ne peut être épuisé par lui. Ma parole même, ou mon écriture, ne sauraient être coupées de l'univers sans devenir une bizarre caricature, un jeu profondément pervers de l'esprit avec lui-même, une passion triste et masturbatoire où s'ensevelissent comme en des »sépulcres blanchis« êtres et choses devenus amorphes et sans saveur.

Dans un article intitulé »The abolition of man« (http://www.columbia.edu/cu/augustine/arch/lewis/abolition1.htm), C. S. Lewis parle de la réduction forcenée de toute morale à une série de conditionnements: la construction de l'homme du nouvel âge passe d'abord par la »libération« vis-à-vis du passé »non-scientifique«, imbu de valeurs désuètes et de sentimentalité larmoyante. Le devenir flamboyant de l'homme prend la route de son propre dépassement et la maîtrise de toute chose doit s'exercer sur les choses comme sur les hommes. La littérature comme l'art, conçus auparavant comme relevant de l'éducation de l'homme mens et corpore doivent être purgés de toute possibilité de jugement: l'homme nouveau ne saurait admettre quoi que ce fut qui le dépasse et dans lequel il prend sa source. C'est ainsi que l'humain, à force de se vouloir source de tout s'aboli lui-même dans la vacuité de sa propre insignifiance car nous ne pouvons donner que dans la mesure où nous avons reçu et que nous nous sommes reçus (d'un autre).
C. S. Lewis n'était pas sinologue mais il a pourtant désigné cette capacité d'admettre ce qui n'est pas soi par le terme de ›dao‹, que l'on traduit habituellement par ›voie‹ mais qui a bien d'autres significations. Dans la littérature taoïste, ce terme désigne ce qui est insaisissable, à l'origine de toute chose et auquel l'homme ne peut se refuser sans dépérir. Le dao est ce qui engendre toute chose (bien qu'on n'en puisse parler exactement comme d'un principe créateur) et l'homme qui ne se conformerait pas à la voie ne saurait qu'engendrer fausseté et artifice.

Un des premiers ouvrages de théorie littéraire chinois, le Wenxin dialong (ouvrage de Liu Xie, A.D. 465-521) part d'une notion, celle du »wen«, laquelle désigne à la fois les marques des êtres et aussi la littérature (grand dictionnaire de caractères Ricci, n. 12237, wen: distingué, mais aussi marqué). Les conceptions de Liu Xie ne postulent pas de coupure entre le monde et les productions humaines ou l'homme lui-même mais au contraire une continuité entre l'ordre du monde (issu du Dao originel, au-delà de la forme) et dont les êtres sont les signes, et l'homme considéré comme littéralement le cœur (c'est-à-dire la pensée / volonté – V. Lavoix, Un dragon pour emblème in: Etudes chinoises, vol. XIX, 1-2, 2000,  208). Le terme xin (cœur) désigne le siège des sentiment / intellect / volonté / conscience du ciel et de la terre. L'art de l'écriture advient dans le prolongement de l'origine de toute chose et l'homme est le porteur du signe en tant que ce signe est sa marque propre. Comme il le déclare dans le premier chapitre: 
»Quelle est grande, l'efficacité des emblèmes!  Comment sont-ils nés avec le ciel et la terre? Ainsi l'obscur et le jaune se sont séparés, le carré et le rond ont pris forme (le ciel et la terre sont nés). Comme deux jades superposés, le soleil et la lune reflètent la forme du ciel, la délicate splendeur des montagnes et fleuves étend ses motifs sur la silhouette de la terre. Voici les emblèmes de l'origine. Ce qu'on contemple en haut exprime sa lumière, ce que l'on examine en bas contient les règles et c'est ainsi que ciel et terre sont nés et que l'homme s'est joint à eux, réservoir de l'esprit, formant avec le ciel et la terre une triade. L'homme est le summum des cinq éléments [Les cinq éléments désignent, à partir des Printemps et Automnes, les éléments fondamentaux composant toute chose: le bois, le métal, l'eau, la terre et le feu. L'homme apparaît donc ici comme composé des essences de l'univers et leur plus haute manifestation], vraiment l'intelligence / volonté du ciel et de la terre. Lorsque l'intelligence/volonté naît, la parole se pose. Lorsque la parole est posée, l'écriture s'illumine.« (Cf. Wenxin Diaolog, chapitre »yuandao« – la voie originelle –, édition partielle commentée par Wang Mengou, Taipei: Shibao wenhua, 1994, p. 25. On peut aussi consulter la traduction de ce passage donné in Yang Guobin. 2003. Dragon-Carving and the Literary Mind, An annotated English translation and critical study of Wenxin Diaolong, 3.)

L'homme est la pensée du ciel et de la terre en, tant qu'il réalise ses potentialités par une écriture qui procède de la même source que l'univers. La littérature (mais on peut en dire analogiquement la même chose de toutes ses réalisations) manifeste la nature de l'homme qui est la pensée/intelligence/volonté de l'univers. Il n'y a pas pour Liu Xie refus d'une quelconque coupure entre la pensée et le monde mais absolue ignorance d'une telle possibilité.

L'esprit humain, dans ses œuvres, se nourrit à travers le sensible, de ce qui est au-delà du visible (le Dao). Le sensible n'est pas la seule chose, il n'est pas l'actuation d'une possibilité d'être, il est le flamboiement de l'origine, à travers une gradation qui part des manifestations du ciel et de la terre, qui sont les montagnes et les fleuves pour en arriver à l'écriture qui y prend sa source, car le cœur est mu par lui. Toute chose se  présente par un emblème, les rayures du tigre, l'écaille du dragon, mais cet emblème  ne les recouvre pas à la manière d'un drap sur un bâti, auquel il donnerait l'illusion de la substance et du volume, il les indique et désigne leur propre profondeur insondable car elle procède d'une origine inépuisable.

Dans un autre chapitre – sur la couleur des êtres (chapitre »Wusi«, Wenxin Diaolong, 206)  – Liu Xie nous dit que les choses (leurs marques ou leurs emblèmes, ce par quoi elles accrochent et sollicitent le regard, ce par quoi elles se communiquent est source primordiale des émotions: »le cours des saisons, la croissance et la décroissance du yin et du yang, les mouvements des choses, l'intelligence/volonté est ainsi également remuée par cela«. Le monde naturel a été source constante d'inspiration pour la Chine, tant dans les mots que dans la peinture. Ainsi on disait du peintre-poète Wang Wei que l'on trouvait des poèmes dans ses peintures et des peintures dans ses poèmes.
La littérature et la poésie chinoises ont célébré sans relâche le réel en tant que ce réel est ordonné, c'est-à-dire qu'il se laisse dire et déchiffrer. Toutefois, il est inépuisable, comme la notion de yijing »frontière/limite du sens« le montre, c'est-à-dire que l'écriture ne peut conduire la pensée que jusqu'à un certain point; elle ramène l'esprit au cœur des choses, lesquelles sont toujours plus que ce qu'on peut en dire.

Dans le chapitre sur la pensée divine / spirituelle (chapitre 26 »shensi«, Wenxin diaolong 137-9; Yang a fait un beau commentaire des points clé de ce chapitre in Dragon-Carving and the Literary Mind, 10f., où il montre le rôle joué par cet esprit divin comme véhicule entre les choses et le langage), Liu Xie fait de ce qui a été traduit en langage moderne par »imagination« (mais qui ne peut être confondue avec la faculté de »fabrication« des images que ce terme peut signifier dans le langage moderne) ce qui ressortit au contact de l'intelligence, du souffle et de la volonté avec les choses. Il dit: »l'esprit et les choses se divertissent – litt. voyagent – ensemble«. Le divin / spirituel, qui permet d'éclairer le monde et d'en révéler les formes peut cependant s'échapper de la volonté: il est insaisissable, mais lorsqu'il va de concert avec les choses (il ne les domine pas plus qu'il ne les nie) et que le poète se tient tranquille et recueilli, alors le monde s'illumine. C'est bien cet esprit divin qui anime le langage de toutes les potentialités de l'univers, lequel semble attendre (puisque l'homme est la pensée – le cœur- du ciel et de la terre) d'être porté plus haut qu'en lui-même. L'art n'est pas l'aliénation de l'esprit mais la connaissance qui se nourrit des choses: elles sont comme en attente de l'esprit humain, procédant de la même source que lui et comme s'offrant à lui pour être connues et ainsi portées à leur plus haut degré de perfection, sans que l'acte de connaître n'épuise jamais leur mystère (Les degrés du savoir, 214-5). 
L'intelligence du signe, telle qu'exposée par Liu Xie, vise, dans un rapport amical et joyeux au monde, à graver un dragon mais on se souviendra que, dans les peintures chinoises, celui-ci n'est jamais vu en entier. Il circule inlassablement entre le ciel et la terre et n'apparaît que par éclairs, ici une patte griffue, là un ventre écaillé, image après tout de la réalité qui n'est jamais embrassable par l'homme d'un seul coup d'œil ou d'une seule pensée.

Si l'homme est la pensée du ciel et de la terre, il est légitime de faire usage des choses en tant qu'elles nous parlent d'elles-mêmes et de nous, car nous sommes choses (sujets) parmi les choses et capables de leur rendre par l'art et la pensée ce qu'elles nous donnent dans le chant du monde. Ainsi, la première ode du Shijing, l'ode  Guanju, use de l'image de deux oiseaux de proie aquatiques pour évoquer la quête de l'épousée par le jeune homme et les errements de sa quête par celle des plantes aquatiques flottant, courtes ou longues au gré du courant (Shisanjing zhushu ed. 1-1, 5-6). Nul anthropomorphisme pourtant: seulement la disponibilité des choses, en lesquelles le poète trouve sa nourriture.

Au dialogue du ciel et de la terre, l'homme mêle son art propre et son esprit et ne saurait se couper d'un univers essentiellement délectable. La puissance de ses œuvres dépend de ce qu'il accueille et les hommes ne sauraient se penser ou même vivre à part des choses que dans le rêve de fer d'une autonomie desséchante.