Pour
Hegel, l'art, manifestation sensible de l'idée, doit être dépassé du
fait de sa nature sensible, par la philosophie, seule capable de
révéler l'essence de l'idée. Toutefois, l'art constitue un premier
moment du dépassement du sensible. Comme il le dit lui-même: »L'art
dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et
instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d'une
réalité plus haute crée par l'esprit lui-même. Ainsi, bien loin d'être
de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l'art
renferment une réalité plus haute et une exigence plus vraie que
l'exigence courante.« La perspective adoptée par Hegel constitue une
manière de renversement de Platon pour qui l'art est un mensonge en
tant qu'il n'est que la semblance d'une chose et non cette chose même,
laquelle n'est de toute façon que la reproduction d'un prototype
›céleste‹, lequel est alors seul dépositaire de la perfection et de la
stabilité intemporelle. Ce dualisme fait de l'œuvre d'art une
reproduction d'une reproduction et explique pourquoi son statut
ontologique est inférieur. Cependant, là ou Platon intime à
l'intelligence l'ordre de se tourner vers le supra-sensible
immédiatement, Hegel réhabilité en quelque sorte l'œuvre d'art en en
faisant le moment où l'esprit commence à dégager du transitoire des
choses ce qui répond à ses propres exigences en tant qu'esprit:
»L'œuvre d'art, dans laquelle la pensée s'aliène d'elle-même, fait
partie du domaine de la pensée conceptuelle, et l'esprit, en la
soumettant à l'examen scientifique, ne fait que satisfaire le besoin de
sa nature la plus intime«. La visée de l'art est donc le premier pas
fait dans la direction du dégagement de la pensée et dans la pensée de
ce qu'il considère – le monde- comme l'absolu échec de l'esprit ou
encore la prison dont il devra se dégager pour retrouver l'état de
pureté qui qualifie son éminente dignité: »L'œuvre artistique tient
ainsi le milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure. Ce n'est
pas encore de la pensée pure, mais en dépit de son caractère sensible,
ce n'est plus une réalité purement matérielle, comme le sont les
pierres, les plantes, la vie organique«. Cette réhabilitation
paradoxale de l'art se fait au prix d'un mépris complet du sensible
mais au-delà on peut se demander si elle ne manifeste pas en fait une
certaine horreur devant l'irréductibilité du monde.
La civilisation occidentale a vu l'émergence de la notion de personne,
terme désignant d'abord en latin les masques du théâtre et recyclé par
Saint Augustin dans son exposé de la Trinité. Quoique fort influencé
par le néo-platonisme, l'évêque d'Hippone ne pouvait cependant
déconsidérer le monde car la création du monde n'était en rien, dans la
conception biblique, une chute de l'Absolu dans l'obscurité de la
matière mais au contraire la résultante d'un Acte souverain et
souverainement libre. Nulle nécessité dans cela, nulle contrainte et
nulle indignité. Comme il est dit dans la Genèse »Il vit que cela était
bon«. Saint Bernard de Clairvaux, au XIIème siècle, fit de l'acte
créateur la manifestation d'une générosité surabondante, ce qui
permettait de comprendre (au moins analogiquement) pourquoi Celui qui
n'a besoin de rien a voulu que quelque chose obtienne de se tenir
»devant Sa face«. En tant qu'il est créé, l'homme ne tient pas son être
de lui-même; en tant qu'il pense, il aspire à toutes les dignités de la
pensée, donc de Dieu. Mais alors, que faire de la création qui m'est un
scandale en tant qu'elle ne me doit rien, moi qui aspire à la divinité,
c'est-à-dire à l'autonomie absolue? Cette aspiration n'est pas propre à
l'homme occidental, on la trouve également dans la Chine ancienne.
Ainsi Mengzi, au chapitre »wanzhang« (Shisanjing zhushu ed.), narre une
aventure arrivée à son maître Zisi, un des disciples de Confucius,
petit-fils du maître. Celui-ci refusa brutalement les dons de viande
offerts par le duc de Lu et en conclut que le prince voulait
l'assujettir comme on domestique un animal. Cette réaction s'explique
par la tendance de l'intelligence humaine à s'offusquer de toute forme
de dépendance, ce qui poussé à la limite devient l'horreur devant les
choses et plus particulièrement devant toute manifestation du vivant,
de l'organique.
Sartre a manifesté clairement cette horreur dans son roman La nausée
(Paris: Gallimard 1938) un des personnages du roman, Roquentin,
s'éloigne de la foule et va dans une rue adjacente où le vent de
l'hiver souffle et où: (p. 41) »il n'y a que des pierres et de la
terre. Les pierres, c'est dur et ça ne bouge pas…». Comment saurait-il
supporter ce qui tient son mouvement d'autre chose que lui? La
conscience qu'il prend de l'extériorité manifeste d'autrui (l'enfer,
n'est-ce pas les autres?) se réfugie dans la matière inanimée mais
(nous sommes dans une ville) c'est une matière résidu des activités
humaines, abandonnées à elle-même après avoir été saisie par l'homme.
La ville inorganique semble être souillée par la vie et c'est bien
l'organique lui-même qui est l'objet du dégoût: (p. 41) »Les choses
vivantes, les chiens, les hommes, toutes les masses molles qui se
meuvent spontanément, j'en avais assez vu pour le moment«. Ce n'est pas
seulement la vie »extérieure«, celle des sujets vivants qu'il rejette,
mais aussi la vie de son propre corps: (p. 43) »Je suis heureux; ce
froid est pur, si pure cette nuit, ne suis-je pas moi-même une vague
d'air glacé? N'avoir ni sang, ni lymphe, ni chair.« Rejetant ce
qui lui est donné (car le monde est un don) il voudrait pouvoir se
dissoudre dans matière curieusement réduite à une idéalité géométrique:
(p. 43) »Le boulevard Noir est inhumain. Comme un minéral. Comme un
triangle.« Voici donc le rêve de Descartes, cauchemar des idées claires
et réduction de la vie de l'esprit à ses propres créations figées. Il
ne s'agit pas ici en effet de l'inorganique »brut«, naturel, mais des
produits de l'ingéniosité humaine, c'est-à-dire ceux en quoi est
projetée la visée de dépassement de l'humain dans la géométrie des
formes pures.
Confronté à sa propre existence au milieu d'autres existences, le héros
de Sartre découvre son hétérogénéité absolue et s'en offense:
(180) »L'existence était soudain dévoilée. Elle avait perdu son
allure inoffensive de catégorie abstraite; c'était la pâte même des
choses, cette racine était pétrie dans l'existence.« Le monde ne se
contente pas d'être, il se communique, ne provoquant chez le héros
qu'un haut-le-cœur: (190) »Quelle saleté, quelle saleté! et je me
secouais pour me débarrasser de cette saleté poisseuse mais elle tenait
bon et il y en avait tant…« »Elle était là, molle, poissant tout, tout
épaisse, une confiture – je haïssais cette énorme marmelade. Il y en
avait, il y en avait! ça montait jusqu'au ciel, ça s'en allait partout,
ça remplissait tout de son affalement gélatineux et j'en voyais des
profondeurs et des profondeurs.« L'esprit humain s'estime aliéné au
sein d'un univers qui pousse l'impudence jusqu'à déborder des limites
où il aurait voulu l'inscrire. Cette âme possédée recourt alors à
l'écriture pour en souligner l'indignité purulente mais cet exorcisme
le chasse en fait de lui-même, car c'est seulement lorsque le monde
m'est donné qu'il cesse de m'appartenir; autrement il m'encombre et me
dépossède. La donation / création du monde est du même coup ce qui en
fait non pas ma chose mais ce en quoi mon humanité peut se déployer.
Le thème de l'horreur du monde et de la vie a été évoqué par C. S. Lewis, This hideous strenght
(l'édition N.Y.: Scribner, 2003), roman publié en 1945, décrivant la
lutte menée par des humains contre les puissances des ténèbres, purs
esprits inspirant à leurs dévots la même horreur que Sartre manifestait
devant la vie. Pour un des personnages (170): »The impure and the
organic were interchangeable.« Ce: »…world of perfect purity« (171)
permettait alors de mêler »The clear mind and the clear mineral«
et tout l'organique du monde, jusqu'aux arbres et aux oiseaux devait
être remplacé par le produit de l'industrie humaine, dépourvu des
qualités organiques dont s'offusquait le Roquentin de Sartre. A cette
haine de la vie, on trouve toujours la même racine, l'incapacité
d'admettre ce qui n'est pas soi. Ainsi, C. S. Lewis faire dire à un de
ses »anti-héros« (350): »What has been in his far-off youth a merely
aesthetic repugnance to realities that were crude or vulgar, had
deepened and darkened, year after year, into a fixed refusal of
everything that was in any degree other than himself.« Autre que lui,
ou autre que ce qu'il avait lui-même enfanté. D'une certaine manière,
le refus de l'altérité manifeste du monde ou d'autrui mène d'un côté au
vomissement du monde en tant qu'il n'est pas moi ou à la volonté de
dissolution de soi au sein des idéalités chimériques de l'intangible
froid, abstrait et mortifère de la géométrie.
Le coup de force cartésien peut être interprété comme une tentative
violente pour effacer le scandale de cette altérité conçue comme un
assujettissement, en capturant au profit exclusif de l'homme conçu
comme »substance pensante« (et rien que cela) la dignité de sujet. La
destinée des mots à travers la traduction est parfois curieuse puisque
le terme même de sujet (subiectum) traduit ce qu'Aristote appelait l'hypokeimenon
(cf. G. Romeyer-Dherbay, Les choses mêmes, Paris: L'âge d'homme, 1983,
185), le sous-jacent ou le subsistant. L'intervention de la notion de
subjectivité, premier critère de certitude, subjectivité inséparable du
concept d'objet -lequel est lié intimement au sujet connaissant- a eu
pour conséquence l'oblitération de la chose (au sens grec) dans les
limbes du fameux noumène cher à Kant. Depuis cet effacement, cet
arrachement de l'objet à la chose (cf. J. Maritain, Les degrés du
savoir, Paris 1946, 177) ou plutôt de la chose à l'objet, l'esprit
humain a pu penser que la partie était gagnée, que désormais rien ne
s'opposerait à la domination du seul »vrai« sujet et plus précisément à
l'affirmation de lui-même comme seule réalité sans aucune référence
extérieure (désormais inutile, voire incompréhensible). Tout ceci est
remarquablement expliqué par Q. Meillassoux (Après la finitude, Paris:
Seuil, 2006, 18-23).
L'histoire ne s'arrête pas là: l'arrachement brutal de l'homme réduit à
la pensée a conduit à un double mouvement, soit de glorification du
seul ego, soit de dissolution du même ego dans le produit de ses
décompositions. Loin d'avoir conquis l'indépendance à laquelle il
aspirait, et quoique toujours plus efficace dans ses entreprises de
domination du monde, l'esprit occidental s'est sans cesse plus exaspéré
dans la volonté de saisie de soi comme autonomie radicale (et
l'apparition du journal intime à la fin du XVIIIème siècle ou encore
des célèbres Confessions de Rousseau a été un symptôme de cette volonté
toujours déçue) ou au contraire a voulu, pour être libéré de cette
horrible responsabilité d'être soi seul existant, se perdre dans la
calme absence de la matière (on peut penser alors au scientisme effréné
des structuralismes ou au roman emblématique de Camus, l'Etranger).
La noétique cartésienne n'est pas la seule possible et a fini par
provoquer des réactions en Occident même: l'opacité d'un monde réduit
aux représentations, à la pure étendue géométrique et enfin à la
machine répond au soliloque inquiet de l'ego promenant son angoisse
dans un univers mutique. W. Benjamin, dans un texte intitulé »Du
langage en tant que tel et du langage de l'homme«, daté de 1916, a
postulé l'existence d'une voix pour les choses, d'un langage, certes
imparfait, mais par lequel elles pouvaient se faire entendre ou se
manifester. Dans le même article (p. 66), Benjamin mentionne les
différences graduelles des êtres linguistiques et mentaux (ici, toute
chose), dans une hiérarchie d'êtres familiers »aux scolastiques«, ce
qui montre, de sa part une certaine connaissance de la philosophie
médiévale et de ses utilisations de l'analogie comme instrument du
savoir. Benjamin parle en fait de »l'entité mentale des choses« ou, (en
ce qui concerne l'homme) de leur être mental. Cet être mental ne
serait-il pas proche de l' »esse spirituale« des scolastiques (cf. Les
degrés du savoir, 222f.)? La scolastique thomiste envisageait
pour les choses une manière d'exister, non pas pour elles-mêmes mais
»pour autre chose« (222). Il s'agit de ce qu'on appelle aussi l' »esse
intentionale« qui communique la chose elle-même au connaissant,
ou à celui qui peut connaître. Cette conception suppose que l'opacité
du monde n'est pas absolue, que la cassure entre l'homme et le monde
n'est pas définitive. Les médiévaux par exemple pensaient que les
choses pouvaient atteindre un degré supérieur de perfection en tant
qu'elles pouvaient être connues par l'homme, connues certes pas comme
Dieu connaît mais en tant qu'elles mêmes et non réduites à une simple
image ou à un duplicata inerte: une représentation (215). Cependant,
cette dignité d'être connues ne les réduisait en rien dans leur être
propre. Tout au plus pourrait-on dire que les choses se proposent aussi
à toute autre chose de l'univers.
L'homme a certes toujours été un homo faber
mais la domination qui lui a été accordée sur le monde s'est
transformée en volonté tyrannique de possession et d'abus. Nous sommes
désormais entourés de nos propres objets reproduits en multitude et
nous sommes devenus sourds aux murmures des choses, à leur langage au
point même de nous considérer nous-mêmes comme autant de productions
susceptibles d'êtres pliées à tous les caprices de notre volonté
démente. Là où l'univers était une immense multitude de sujets,
c'est-à-dire de subiectum, c'est-à-dire d' hypokeimenon
(213), nous errons désormais dans un immense entrepôt où les choses ne
sont plus que des produits prêts à être empoignés. Nous n'avons même
plus la pensée du dénaturé car un objet est d'abord ce à quoi on impose
une forme ou un usage, et rien d'autre et la nature elle-même n'est
plus qu'une source de matière première, corvéable à merci. Si l'art est
seulement ce par quoi l'esprit se dégage du monde, il a déjà échoué. Ce
qui lui est donné n'est alors qu'un »de surcroît« dépourvu de
signification mais l'esprit humain qui considère ce donum
comme une humiliation dépérit dans les chimères de sa propre suffisance
et se condamne à un exercice sans fin d'arbitraire. En effet, si je
dois imposer une signification au monde alors que je n'en ai moi-même
pas plus que lui, toute décision en la matière devient résidu que je me
dois de dépasser sans relâche, faute sinon d'avoir à endurer le poids
de ce qui déjà m'a échappé, à savoir la décision que j'ai prise et qui
s'éloigne de moi.
On discerne chez Hegel autant une horreur de la nature qu'une
détestation de l'organique, c'est-à-dire du corps. Il rejoint en cela
Laozi qui disait en son temps que toute sa peine provenait du fait de
son corps, conçu comme le lieu du besoin et de la limite (cf. Zhuzi
jicheng ed., 11. 10.). Mais le corps est-il une limite? Il ne l'est que
si je me pense à part lui, dans une volonté de rupture au fond aussi
perverse que celle qui m'affronte violemment à ce qui a l'audace de ne
rien me devoir, qui m'entoure et qui me presse jusqu'au dégoût,
l'univers. La singularité consciente que je suis n'est certes pas
(selon le mot de Bataille dans sa théorie de la religion – cf. Théorie
de la religion, Paris: Gallimard, 1973, 32) semblable au vécu de
l'animal qui est dans la nature »comme l'eau dans l'eau« mais elle
n'est pas non plus isolée si elle est isolable. Si je ne suis pas plus
un corps que je n'en ai un, si je suis une âme vivante (en hébreu
»nephesch«) et une totalité animée aussi bien biologique que
psychologique, je suis reçu autant que je reçois. Il m'est certes
loisible d'attribuer à toute chose l'existence selon ce que j'en veux
mais au prix d'un appauvrissement puisque je ne peux m'enrichir que de
ce qui n'est pas moi. Le sensible est ce par quoi le monde s'offre
comme un présent que je puis mettre en valeur à la façon d'un jardinier
car je participe à la fois de ce qui m'est offert et de l'ordre dont il
témoigne. Si je puis examiner l'objet de ma pensée pour le recombiner
sous forme d'art, de notion, sachant qu'»on ne pense du pensé qu'après
avoir pensé du pensable« (Les degrés du savoir, 209), cela ne peut être
qu'en tant que cet objet se rapporte à quelque sujet dont l'être ne
dépend pas de mon examen et qui ne peut être épuisé par lui. Ma parole
même, ou mon écriture, ne sauraient être coupées de l'univers sans
devenir une bizarre caricature, un jeu profondément pervers de l'esprit
avec lui-même, une passion triste et masturbatoire où s'ensevelissent
comme en des »sépulcres blanchis« êtres et choses devenus amorphes et
sans saveur.
Dans un article intitulé »The abolition of man«
(http://www.columbia.edu/cu/augustine/arch/lewis/abolition1.htm), C. S.
Lewis parle de la réduction forcenée de toute morale à une série de
conditionnements: la construction de l'homme du nouvel âge passe
d'abord par la »libération« vis-à-vis du passé »non-scientifique«, imbu
de valeurs désuètes et de sentimentalité larmoyante. Le devenir
flamboyant de l'homme prend la route de son propre dépassement et la
maîtrise de toute chose doit s'exercer sur les choses comme sur les
hommes. La littérature comme l'art, conçus auparavant comme relevant de
l'éducation de l'homme mens et corpore
doivent être purgés de toute possibilité de jugement: l'homme nouveau
ne saurait admettre quoi que ce fut qui le dépasse et dans lequel il
prend sa source. C'est ainsi que l'humain, à force de se vouloir source
de tout s'aboli lui-même dans la vacuité de sa propre insignifiance car
nous ne pouvons donner que dans la mesure où nous avons reçu et que
nous nous sommes reçus (d'un autre).
C. S. Lewis n'était pas sinologue mais il a pourtant désigné cette
capacité d'admettre ce qui n'est pas soi par le terme de ›dao‹, que
l'on traduit habituellement par ›voie‹ mais qui a bien d'autres
significations. Dans la littérature taoïste, ce terme désigne ce qui
est insaisissable, à l'origine de toute chose et auquel l'homme ne peut
se refuser sans dépérir. Le dao est ce qui engendre toute chose (bien
qu'on n'en puisse parler exactement comme d'un principe créateur) et
l'homme qui ne se conformerait pas à la voie ne saurait qu'engendrer
fausseté et artifice.
Un des premiers ouvrages de théorie littéraire chinois, le Wenxin
dialong (ouvrage de Liu Xie, A.D. 465-521) part d'une notion, celle du
»wen«, laquelle désigne à la fois les marques des êtres et aussi la
littérature (grand dictionnaire de caractères Ricci, n. 12237, wen:
distingué, mais aussi marqué). Les conceptions de Liu Xie ne postulent
pas de coupure entre le monde et les productions humaines ou l'homme
lui-même mais au contraire une continuité entre l'ordre du monde (issu
du Dao originel, au-delà de la forme) et dont les êtres sont les
signes, et l'homme considéré comme littéralement le cœur (c'est-à-dire
la pensée / volonté – V. Lavoix, Un dragon pour emblème in: Etudes
chinoises, vol. XIX, 1-2, 2000, 208). Le terme xin (cœur) désigne
le siège des sentiment / intellect / volonté / conscience du ciel et de
la terre. L'art de l'écriture advient dans le prolongement de l'origine
de toute chose et l'homme est le porteur du signe en tant que ce signe
est sa marque propre. Comme il le déclare dans le premier
chapitre:
»Quelle est grande, l'efficacité des emblèmes! Comment sont-ils
nés avec le ciel et la terre? Ainsi l'obscur et le jaune se sont
séparés, le carré et le rond ont pris forme (le ciel et la terre sont
nés). Comme deux jades superposés, le soleil et la lune reflètent la
forme du ciel, la délicate splendeur des montagnes et fleuves étend ses
motifs sur la silhouette de la terre. Voici les emblèmes de l'origine.
Ce qu'on contemple en haut exprime sa lumière, ce que l'on examine en
bas contient les règles et c'est ainsi que ciel et terre sont nés et
que l'homme s'est joint à eux, réservoir de l'esprit, formant avec le
ciel et la terre une triade. L'homme est le summum
des cinq éléments [Les cinq éléments désignent, à partir des Printemps
et Automnes, les éléments fondamentaux composant toute chose: le bois,
le métal, l'eau, la terre et le feu. L'homme apparaît donc ici comme
composé des essences de l'univers et leur plus haute manifestation],
vraiment l'intelligence / volonté du ciel et de la terre. Lorsque
l'intelligence/volonté naît, la parole se pose. Lorsque la parole est
posée, l'écriture s'illumine.« (Cf. Wenxin Diaolog, chapitre »yuandao«
– la voie originelle –, édition partielle commentée par Wang Mengou,
Taipei: Shibao wenhua, 1994, p. 25. On peut aussi consulter la
traduction de ce passage donné in Yang Guobin. 2003. Dragon-Carving and
the Literary Mind, An annotated English translation and critical study
of Wenxin Diaolong, 3.)
L'homme est la pensée du ciel et de la terre en, tant qu'il réalise ses
potentialités par une écriture qui procède de la même source que
l'univers. La littérature (mais on peut en dire analogiquement la même
chose de toutes ses réalisations) manifeste la nature de l'homme qui
est la pensée/intelligence/volonté de l'univers. Il n'y a pas pour Liu
Xie refus d'une quelconque coupure entre la pensée et le monde mais
absolue ignorance d'une telle possibilité.
L'esprit humain, dans ses œuvres, se nourrit à travers le sensible, de
ce qui est au-delà du visible (le Dao). Le sensible n'est pas la seule
chose, il n'est pas l'actuation d'une possibilité d'être, il est le
flamboiement de l'origine, à travers une gradation qui part des
manifestations du ciel et de la terre, qui sont les montagnes et les
fleuves pour en arriver à l'écriture qui y prend sa source, car le cœur
est mu par lui. Toute chose se présente par un emblème, les
rayures du tigre, l'écaille du dragon, mais cet emblème ne les
recouvre pas à la manière d'un drap sur un bâti, auquel il donnerait
l'illusion de la substance et du volume, il les indique et désigne leur
propre profondeur insondable car elle procède d'une origine inépuisable.
Dans un autre chapitre – sur la couleur des êtres (chapitre »Wusi«,
Wenxin Diaolong, 206) – Liu Xie nous dit que les choses (leurs
marques ou leurs emblèmes, ce par quoi elles accrochent et sollicitent
le regard, ce par quoi elles se communiquent est source primordiale des
émotions: »le cours des saisons, la croissance et la décroissance du
yin et du yang, les mouvements des choses, l'intelligence/volonté est
ainsi également remuée par cela«. Le monde naturel a été source
constante d'inspiration pour la Chine, tant dans les mots que dans la
peinture. Ainsi on disait du peintre-poète Wang Wei que l'on trouvait
des poèmes dans ses peintures et des peintures dans ses poèmes.
La littérature et la poésie chinoises ont célébré sans relâche le réel
en tant que ce réel est ordonné, c'est-à-dire qu'il se laisse dire et
déchiffrer. Toutefois, il est inépuisable, comme la notion de yijing
»frontière/limite du sens« le montre, c'est-à-dire que l'écriture ne
peut conduire la pensée que jusqu'à un certain point; elle ramène
l'esprit au cœur des choses, lesquelles sont toujours plus que ce qu'on
peut en dire.
Dans le chapitre sur la pensée divine / spirituelle (chapitre 26
»shensi«, Wenxin diaolong 137-9; Yang a fait un beau commentaire des
points clé de ce chapitre in Dragon-Carving and the Literary Mind,
10f., où il montre le rôle joué par cet esprit divin comme véhicule
entre les choses et le langage), Liu Xie fait de ce qui a été traduit
en langage moderne par »imagination« (mais qui ne peut être confondue
avec la faculté de »fabrication« des images que ce terme peut signifier
dans le langage moderne) ce qui ressortit au contact de l'intelligence,
du souffle et de la volonté avec les choses. Il dit: »l'esprit et les
choses se divertissent – litt. voyagent – ensemble«. Le divin /
spirituel, qui permet d'éclairer le monde et d'en révéler les formes
peut cependant s'échapper de la volonté: il est insaisissable, mais
lorsqu'il va de concert avec les choses (il ne les domine pas plus
qu'il ne les nie) et que le poète se tient tranquille et recueilli,
alors le monde s'illumine. C'est bien cet esprit divin qui anime le
langage de toutes les potentialités de l'univers, lequel semble
attendre (puisque l'homme est la pensée – le cœur- du ciel et de la
terre) d'être porté plus haut qu'en lui-même. L'art n'est pas
l'aliénation de l'esprit mais la connaissance qui se nourrit des
choses: elles sont comme en attente de l'esprit humain, procédant de la
même source que lui et comme s'offrant à lui pour être connues et ainsi
portées à leur plus haut degré de perfection, sans que l'acte de
connaître n'épuise jamais leur mystère (Les degrés du savoir,
214-5).
L'intelligence du signe, telle qu'exposée par Liu Xie, vise, dans un
rapport amical et joyeux au monde, à graver un dragon mais on se
souviendra que, dans les peintures chinoises, celui-ci n'est jamais vu
en entier. Il circule inlassablement entre le ciel et la terre et
n'apparaît que par éclairs, ici une patte griffue, là un ventre
écaillé, image après tout de la réalité qui n'est jamais embrassable
par l'homme d'un seul coup d'œil ou d'une seule pensée.
Si l'homme est la pensée du ciel et de la terre, il est légitime de
faire usage des choses en tant qu'elles nous parlent d'elles-mêmes et
de nous, car nous sommes choses (sujets) parmi les choses et capables
de leur rendre par l'art et la pensée ce qu'elles nous donnent dans le
chant du monde. Ainsi, la première ode du Shijing, l'ode Guanju,
use de l'image de deux oiseaux de proie aquatiques pour évoquer la
quête de l'épousée par le jeune homme et les errements de sa quête par
celle des plantes aquatiques flottant, courtes ou longues au gré du
courant (Shisanjing zhushu ed. 1-1, 5-6). Nul anthropomorphisme
pourtant: seulement la disponibilité des choses, en lesquelles le poète
trouve sa nourriture.
Au dialogue du ciel et de la terre, l'homme mêle son art propre et son
esprit et ne saurait se couper d'un univers essentiellement délectable.
La puissance de ses œuvres dépend de ce qu'il accueille et les hommes
ne sauraient se penser ou même vivre à part des choses que dans le rêve
de fer d'une autonomie desséchante.